Marco Polo, Livre des Merveilles, Devisement du Monde

La Côte de Coromandel
dans Le Devisement du monde

Le Devisement du monde, retrace les aventures de l’explorateur marchand vénitien Marco Polo qui est allé jusqu'en Chine, a vécu à la cour du grand Khan et en est revenu en 1295 en passant par l’Inde. Ce récit de voyage comporte de nombreux éléments merveilleux et légendaires. Dans le troisième livre, Marco Polo décrit le royaume de Maabar qui correspond à la côte de Coromandel.


Chaapitre XXIII
Au royaume de Maabar, qui est dans la grande Inde.

Par-delà l’île de Seilam, et à soixante milles, on trouve la province de Maabar, qui est appelée aussi la grande Inde. C’est une terre ferme et non pas une île. Il y a cinq rois dans cette province, qui est très riche. Dans le premier de ces royaumes, nommé Lar, règne Senderba ; on y trouve des perles en grande quantité. Entre ce continent et une certaine île, il y a un bras de mer presque à sec et vaseux ; en quelques endroits il n’a pas plus de dix pas de profondeur, en quelques autres il n’en a que trois et même deux : c’est là que l’on ramasse les perles. Plusieurs marchands viennent là avec beaucoup de vaisseaux grands et petits, et font descendre des hommes au fond de la mer, et pêchent des coquilles dont on recueille des perles. Ces pêcheurs, quand ils ne peuvent plus rester sous l’eau, reviennent dessus en nageant ; après cela ils replongent de nouveau, ce qu’ils font plusieurs jours de suite. Il y a aussi dans ce bras de mer de grands poissons qui tueraient facilement un homme, si on ne se servait contre eux de l’artifice suivant.

Les marchands amènent avec eux de certains magiciens, que l’on appelle « abrajamin » (brahmanes ou prêtres de Brahma) : ces magiciens conjurent ces poissons par leurs enchantements et leur art magique, en sorte qu’ils ne peuvent plus faire de mal à personne. Or pendant la nuit, qui est le temps où les négociants font la pêche des perles, ces magiciens interrompent l’effet de leurs conjurations, de crainte que les voleurs, sentant qu’il n’y aurait pas de danger, ne se jettent dans la mer et n’enlèvent les coquilles avec les perles. Or il n’y a personne que ces enchanteurs qui sache les paroles de cette conjuration. Cette pêche des perles ne se fait pas pendant toute l’année mais seulement pendant les mois d’avril et de mai ; mais on pêche une très grande quantité de perles dans ce peu de temps. Les marchands donnent au roi le dixième, aux magiciens le vingtième et récompensent libéralement les pêcheurs. Au reste, depuis la mi-mai on ne trouve plus de perles en cet endroit, mais on en trouve dans un autre, qui est éloigné de trois cents milles de celui-là ; et on les pêche là pendant les mois de septembre et d’octobre. Les habitants de cette province vont tout nus ; le roi va nu tout comme les autres, portant au col un collier d’or orné de saphirs, de rubis et d’autres pierres précieuses. Il a aussi pendu au col un cordon de soie où il y a cent et quatre pierres précieuses, à savoir des perles de moyenne grosseur, qui est comme une espèce de chapelet, sur lequel il récite pendant la journée autant d’oraisons, qu’il marmotte à ses dieux. Il porte aussi à chaque bras et à chaque jambe trois cercles d’or, où il y a des pierres précieuses enchâssées. Les doigts de ses pieds et de ses mains sont aussi ornés de petites pierres très précieuses, enchâssées aussi dans de l’or.

Marco Polo, Livre des Merveilles, Devisement du Monde
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Chapitre XXIV
Du royaume de Lar et des diverses erreurs de ses habitants.

Tous les habitants de royaume de Lar sont idolâtres : plusieurs adorent un bœuf comme une divinité, c’est pourquoi ils n’en tuent aucun ; et quand il en meurt quelqu’un, ils oignent leurs maisons de sa graisse. Il y en a cependant parmi eux qui, quoiqu’ils ne tuent point de bœuf, en mangent cependant bien la chair quand ils ont été tués par d’autres. On dit que l’apôtre saint Thomas a été mis à mort dans cette province, et que l’on y a conservé son corps jusqu’à présent dans une église. Il y a dans ce pays-là beaucoup de magiciens, qui s’adonnent aux augures et aux divinations. Il y a aussi beaucoup de monastères où l’on sert les idoles ; certains habitants leur consacrent leurs filles, quoiqu’ils les gardent dans leurs maisons, excepté les jours que les prêtres des idoles veulent faire leurs solennités. Car alors ils font venir ces filles et ils chantent avec elles à l’honneur de leurs faux dieux, d’un ton aussi déplaisant que forcé. Ces filles portent aussi à manger avec elles, et présentent ces mets à l’idole. Et pendant qu’ils chantent et trépignent, ils s’imaginent que leurs dieux mangent de ce qui leur a été présenté ; et surtout ils répandent en leur présence le jus des viandes, à quoi ils croient que leurs dieux prennent un singulier plaisir. Ces cérémonies étant achevées, les filles s’en retournent chez elles. Elles continuent de servir ainsi les idoles jusqu’à ce qu’elles soient mariées. On observe encore en ce pays-là une coutume, que quand le roi est mort et qu’on le mène pour être brûlé, plusieurs de ses soldats se jettent dans le feu dans l’espérance que dans l’autre vie ils ne seront point séparés du lui ; les femmes font la même chose lorsque leurs maris doivent être brûlés, dans l’espérance qu’elles seront leurs épouses en l’autre monde. Et ceux qui n’observent point cela ne sont aucunement estimés parmi les gens du pays. Il y a encore une autre coutume étrange en ce pays-là : si quelqu’un est condamné pour crime, il regarde comme une faveur de s’égorger lui-même à l’honneur de quelque dieu. Car si le roi lui accorde cette grâce-là, alors tous ses parents et ses amis s’assemblent, et dix ou douze lui mettent le couteau sur la gorge ; ils l’assoient sur une chaise et le mènent par toute la ville en criant : « Cet homme se doit tuer à l’honneur de tel ou tel dieu. » Après quoi il se perce lui-même, en criant : « Je me tue en l’honneur d’un tel dieu. » Cela dit, il écarte sa plaie, et l’achève lui-même avec un autre fer ; et il se fait tant de plaies qu’enfin il en meurt. Les parents brûlent son corps avec beaucoup de joie.

Marco Polo, Livre des Merveilles, Devisement du Monde
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Chapitre XXV
De plusieurs différentes coutumes du royaume de Lar.

C’est une coutume en ce pays-là que le roi aussi bien que ses sujets s’assoient à terre ; et lorsqu’on les reprend de cette coutume, ils ont coutume de répondre : « Nous sommes nés de la terre et nous devons retourner en terre, c’est pourquoi nous voulons honorer la terre. » Ils ne sont point accoutumés à la guerre, et quand ils y vont, ils ne se revêtent point d’habillements propres à se garantir des coups, mais ils portent des boucliers et des lances. Ils ne tuent aucun animal ; mais quand ils veulent manger de la viande, ils font en sorte que des gens d’une autre nation tuent les animaux. Tant les hommes que les femmes se lavent le corps deux fois par jour ; et si quelqu’un voulait se dispenser de cette règle, il serait regardé comme un hérétique. Ils punissent rigoureusement les vols et les homicides. Ils n’ont pas l’usage du vin ; et si quelqu’un avait été surpris à en boire, il serait regardé comme un infâme et comme incapable de témoigner en justice. On refuse aussi comme témoins ceux qui ont osé s’exposer aux dangers de la mer, car on les regarde comme des désespérés.


Chapitre XXVI
De quelques autres circonstances de ce pays-là.

Il ne vient point de chevaux dans le pays ; mais le roi de Lar et les quatre autres rois dépensent une grande somme d’argent, tous les ans, pour en acheter. Car il n’y a point d’année qu’ils n’en achètent plus de dix mille, que les négociants amènent d’autres pays, et dont ils tirent un grand profit. On achète plusieurs fois des chevaux dans une année, parce que les chevaux ne sauraient vivre longtemps dans ce pays-là, et que ceux qui en ont soin ne savent par quel moyen guérir leurs maladies ; quand quelques cavales mettent bas leurs poulains, ils ont toujours quelques défauts qui les rendent inutiles, car ils viennent avec les pieds tordus ou quelques autres incommodités. Il ne croît aucun blé dans cette province ; mais il y a beaucoup de riz, dont il est impossible de nourrir les chevaux, à moins qu’on ne leur donne ce riz cuit avec de la viande. En ce pays-là il ne pleut guère que dans les mois de juin, juillet et août : s’il ne pleuvait pas dans ces mois-là, personne ne pourrait vivre à cause de l’extrême chaleur. Le pays est fertile en toutes sortes d’oiseaux que l’on ne connaît point en notre pays.

Marco Polo, Livre des Merveilles, Devisement du Monde
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Chapitre XXVII
De la ville où est enterré le corps de saint Thomas.

Dans la province de Maabar, qui est la grande Inde, on conserve le corps de saint Thomas apôtre, qui a souffert le martyre en cette province pour l’amour de Jésus-Christ. Son corps repose dans une petite ville où il y a beaucoup de chrétiens et de mahométans, qui lui rendent l’honneur qui lui est dû. Il vient peu de marchands en cette ville-là, parce qu’il y a peu de négoce. Les habitants du pays disent que cet apôtre a été un grand prophète et ils l’appellent Avoryam, qui veut dire « saint homme ». Les chrétiens qui viennent de loin pour honorer son corps emportent avec eux quand ils s’en vont de la terre où l’on dit qu’il a été mis à mort, et en mêlent à la boisson des malades pour leur guérison, croyant que c’est un remède souverain.

Ils disent qu’en l’an 1277 il fut fait le miracle suivant à son tombeau : Le prince, ayant une grande moisson de riz à faire et n’ayant pas assez de place pour le serrer, s’empara de l’église et des maisons qui dépendaient de cette église dédiée à saint Thomas, et y serra son riz malgré ceux qui gardaient ces lieux. Or il arriva quelque temps après que le saint lui apparut la nuit, tenant une verge de fer à la main, et la lui présentant au gosier le menaçait de le tuer, en disant : « Si vous ne sortez au plus tôt de mes maisons, que vous avez témérairement occupées, vous mourrez d’une mort honteuse. » Lorsqu’il s’éveilla, il laissa, suivant le commandement de l’apôtre, son église ; de quoi les chrétiens furent fort consolés et remercièrent Dieu et son saint.


Chapitre XXVII
De l’idolâtrie des païens de ce royaume-là.

Tous les habitants du royaume de Maabar, tant hommes que femmes, sont noirs ; mais ils emploient quelque moyen pour cela, s’imaginant que plus on est noir et plus on est beau. Car ils frottent les enfants trois fois la semaine d’huile de sésame, ce qui les rend très noirs ; celui qui parmi eux est le plus noir est le plus estimé. Les idolâtres rendent aussi noires les images de leurs dieux, disant que les dieux sont noirs et tous les saints ; mais ils peignent le démon blanc, assurant que les démons sont de cette couleur. Et lorsque ceux qui adorent le bœuf vont à la guerre, ils portent avec eux du poil d’un bœuf sauvage et le lient au crin de leurs chevaux. Les gens de pied l’attachent à leurs cheveux ou à leurs boucliers, croyant que cela les garantira de tout danger : car ils regardent un bœuf sauvage comme très saint.