L'Affaire
Malraux
Le départ
eut lieu un vendredi 13. Sur un grand bateau au nom prédestiné
: L'Angkor. Quand Clara et André Malraux embarque à Marseille,
en ce mois d'octobre 1923, pour partir à la conquête de l'Asie,
les deux jeunes amoureux rêvent déjà de chasse aux
trésors. Quelques semaines auparavant, André a exposé
son plan à Clara, plutôt dubitative : « Du Siam au
Cambodge, le long de la voie royale qui va de Dangrek à Angkor,
il y a de grands temples, ceux qui ont été repérés
et décrits dans l'Inventaire, mais il y en a sûrement d'autres,
encore inconnus aujourd'hui...Nous allons dans quelque petit temple du
Cambodge, nous enlevons quelques statues, nous les vendons en Amérique,
ce qui nous permettra de vivre ensuite tranquilement pendant deux à
trois ans. »
Deux ans de
bohème parisienne, à errer dans les cercles littéraires
d'avant-garde, ont laissé les deux jeunes mariés sans le
sou. Leurs dernières économies (des valeurs méxicaines
en chute à la bourse !) ont fondu comme neige au soleil. Clara est
en rupture de ban, elle ne peut plus compter sur le soutien de ses riches
parents.Quant à André, brillant intellectuel en herbe de
vingt-deus ans, il n'a pas encore écrit le premier de ses romans.
Visiteur amoureux du musée Guimet, il est déjà épris
d'art khmer mais il ne connait rien du Cambodge. Rien, sinon ce qu'en a
écrit Pierre Loti dans son Pélerin d'Angkor, un livre
qu'il a glissé dans ses bagages...au milieu d'une dizaine de scies
égoïnes.
Le
jeune aventurier dispose aussi d'un ordre de mission du ministère
des Colonies qui lui donne apparemment la possibilité de faire des
recherches au Cambodge. Avant son départ, il a pris contact avec
de riches collectionneurs américains et allemands qui pourraient
être intéressés par un « lot de statues khmères...»
Vingt-neuf
jours de traversée. Et puis, enfin, les premiers contacts à
Hanoi avec l'Ecole Française d'Extrême Orient qui dirige les
fouilles dans toutes l'Indochine française. A Saigon, Malraux retrouve
un ami d'enfance, Louis Chevasson, qui accepte de participer à l'expédition.
Cette fois tout est prêt. Et l'aventure commence : les boucles du
Mékong, Phnom Penh (le temps de visiter le musée - pas pour
voler, mais pour le plaisir de yeux !), le Grand Lac et l'arrivée
à Siem Reap, le village proche des temples d'Angkor, où Malraux,
fort de ses ordres de mission, s'empresse de rencontrer le représentant
de l'administration coloniale. D'entrée, celui-ci met les points
sur les i : les temples de la région sont des monuments hitoriques,
ils sont protégés depuis peu par une loi. Mais le futur ministre
de la Culture de De Gaulle ne l'entend pas de cette oreille : il met le
cap sur Banteay Srei, un temple peu connu, à une trentaine de kilomètre
au nord d'Angkor, en considérant que toute ruine est bonne à
prendre.
Encore deux
jours de progression pénibles à travers la forêt. Le
boeufs qui tirent les chars peinent. Les guides khmers jouent du coupe-coupe.
Enfin, sous la végétation, Banteay Srei apparaît. La
«
forteresse de la pucelle » comme traduit librement Clara Malraux
dans ses mémoires, n'est encore, en ces années vingt, qu'un
magnifique éboulis d'Apasara et de bas-reliefs délicatement
sculptés dans le grés rose.
La petite équipe
s'attaque au temple écroulé. Deux jours de labeur et d'excitation
fièvreuse pour arracher un morceau d'éternité à
cette décharge irréelle. L'angoisse d'être découverts.
La pluie chaude, les moustiques et surtout...les araignées, la phobie
d'André. La pierre résiste. Les scies cassent. Finalement,
le guides chargent quatre grands morceaux de bas-reliefs, une tonne de
pierres sculptées, sur les chars à boeufs. Direction Phnom
Penh, via la vedette fluviale.
Au soir du
23 décembre, les trois jeunes, fourbus, arrivent à Phnom
Penh. Mais les gendarmes qui les attendent ne sont pas venus leur souhaiter
un bon Noël...Un des guides khmers a vendu la mèche. André,
Clara et leur ami ne sont pas jetés en prison mais assignés
à résidence. Ils vont s'installer pendant quatre mois à
l'hôtel Manolis, le meilleur établissement de Phnom Penh dont
ils ne pourront plus payer la note !
En juillet
1924, le tribunal correctionnel de Phnom Penh, particulièrement
sévére à l'égard des trois aventuriers romantiques,
condamne André Malraux à trois ans de prison ferme et son
ami à dix huit mois. Clara bénéficie d'un non-lieu,
au motif que « La femme est tenue de suivre son mari en tous lieux
».
Dur pour une rebelle éprise de liberté !
La faconde
et l'éloquence de Malraux ont irrité ses juges, mais elles
ont fortement impresionné les journalistes. L'impartial de Saigon
brosse un portrait flatteur de l'accusé : « C'est
un grand garçon maigre, pâle, au visage imberbe, éclairé
par deux yeux d'une extrême vivacité...Il a la parole facile
et se défend avec une âpreté qui décèle
d'incontestable qualités d'énergie et de ténacité...Il
a su défendre ses positions avec une surprenante énergie,
réfutant tous les points de l'instruction ». Pour le chroniqueur
de L'Echo du Cambodge plus ébloui encore, André Malraux
a donné « un véritable cours d'archéologie
»
!
De retour en
France, Clara, qui reste sourde aux conseils de sa famille lui demandant
de divorcer d'avec ce vaurien, ce condamné de droit commun, ne cesse
de se démener. Grâce à elle, l'inteligentsia parisienne
se mobilise. Et le jeune Malraux réunit sur son nom, au bas d'une
pétition, les plus belles signatures : Gide, Mauriac, Breton, Aragon,
l'éditeur Gaston Gallimard...Excuser du peu !
En octobre,
l'affaire passe en appel. La cour de Saigon réduit la peine d'André
Malraux à un an de prison avec sursis, celle de son ami à
huit mois, également avec sursis. Mais alors que la cour ordonne,
bien évidemment, la restitution des pierres volées (qui n'ont
jamais quitté le Cambodge), Malraux fait la moue dans le bateau
le ramenant à Marseille il se pourvoit en cassation dans l'espoir
d'obtenir la restitution des bas-reliefs de Banteay Srei dont il s'estime
être le découvreur !
Aujourd'hui
encore, aux yeux de quelques puristes de l'Ecole Française d'Extrême
Orient ou du musée Guimet, le futur ministre de la Culture a commis
en 1923 un délit impardonnable. Soit. Mais on ne peut s'empêcher
de sourire quand on sait combien les musées français, comme
le Guimet, ont constitué eux-mêmes leurs collections en pillant
- très officiellement, il est vrai - le patrimoine de nos ex-colonies.
De retour à
Paris, malraux signe un contrat pour trois livres chez Grasset. La publicité
sulfureuse que lui a apporté cette affaire excite les éditeurs.
François Mauriac, au sein de la maison Grasset, lui a témoigné
aussi son soutien efficace. Jeune écrivain encore malhabile dans
son style, Malraux convertit en roman, cinq ans plus tard, cette affaire
rocambolesque. La Voie Royale n'est pas, loin s'en faut, son chef-d'oeuvre,
cependant l'exotisme et le souffle aventureux du récit plairont
à l'époque.
« Un
très beau livre... Chaque page en est nourrie du suc amer et puissant
de l'aventure. » - Joseph Kessel
« Une
sobriété et une sincérité d'accent, un relief
précis et tranchant font de ce livre un des plus beaux et des plus
authentiques récits d'aventures qu'il nous ait été
donné de lire depuis longtemps. » - André Billy
« Jamais
sans doute Malraux n'est allé plus loin dans l'évocation
lucide de la tragédie intérieure de l'Homme. »
- Claude Elsen
Malraux
le révolté
A noter qu'à
peine rentrés en France, André et Clara Malraux repartent
en Indochine pour y fonder un journal. Cette fois la cause est noble, il
ne s'agit plus de s'enrichir rapidement en vendant quelques statues mais
de défendre le peuple vietnamien contre les excès de l'autorité
coloniale.
Avec l'avocat
Paul Monin, ils fondent L'Indochine, qui s'attire immédiatement
les foudres du pouvoir colonial. Les difficultés et tracasseries
s'accumulent, L'Indochine jette l'éponge puis renaît
sous le nom de L'Indochine enchaînée qui sera à
son tour étranglée. Cette entreprise, malgré son échec
révèle le vrai Malraux, le révolté, le Don
Quichotte, l'homme d'action.
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