Le pèlerinage
de Pierre Loti
Avec
Pierre Loti et son Pèlerin d'Angkor, Angkor va rentrer dans
la littérature. Angkor appartient depuis longtemps à son
musée imaginaire grâce aux illustrations d'une revue coloniale:
tout enfant déjà, il rêvait du « fond des
forêts du Siam, l'étoile du soir se lever sur les ruines de
la mystérieuse Angkor ». Son pèlerinage - trois
jours en novembre 1901 - le conduit à Angkor Vat et surtout au Bayon,
« l'un des plus prodigieux temples du monde ». Il est
captivé par la métamorphose permanente des pierres au gré
des heures et du temps et par la forêt, « linceul d'une
ville. »
Dans une vision
plus politique, Loti craint que la présence française à
Angkor ne rompe la remarquable continuité entre le Cambodge ancien
et contemporain, continuité qu'il sent partout : dans la piété
qui entoure les images éparses dans Angkor Thom ou regroupées
à Angkor Vat, dans l'architecture des tombes royales de la dynastie
actuelle où il retrouve l'art d'Angkor.
Le Pèlerin
d'Angkor au Bayon
« Le
Bayon avant la pluie
Donc, à
travers l'ombre, nous arrivons à la « Porte de la Victoire
», qui d'abord nous semblait l'entrée d'une grotte. Cependant
elle est surmontée de monstrueuses figures de Brahma, que nous cachaient
les racines enlaçantes, et, de chaque côté, dans des
espèces de niches, sous les feuillées, se tiennent embusqués
d'informes éléphants à trois têtes.
Au-delà
de cette porte couronnée de sombres visages, nous pénétrons
dans ce que fut la ville immense. (...)
De méconnaissables
débris d'architecture, apparaissent un peu partout, mêlés
aux fougères, aux cycas, aux orchidées, à toute cette
flore de pénombre éternelle qui s'étale ici sous la
voûte des grands arbres. Quantité d'idoles bouddhiques, petites,
moyennes ou géantes, assises sur des trônes, sourient au néant.
(...)
Voici où
furent des palais, voici où vécurent des rois prodigieusement
fastueux, - de qui l'on ne sait plus rien, qui ont passé à
l'oubli sans laisser même un nom gravé sur une pierre ou dans
une mémoire. Ce sont des constructions humaines, ces hauts rochers
qui, maintenant, font corps avec la forêt et que des milliers de
racines enveloppent, étreignent comme des pieuvres.

Car il y a
un entêtement de destruction même chez les plantes. Le Prince
de la Mort, que les Brahmes appellent Shiva, celui qui a suscité
à chaque bête l'ennemi spécial qui la mange, à
chaque créature ses microbes rongeurs, semble avoir prévu,
depuis la nuit des origines, que les hommes tenteraient de se prolonger
un peu en construisant des choses durables; alors, pour anéantir
leur oeuvre, il a imaginé, entre mille autres agents destructeurs,
les pariétaires, et surtout ce « figuier des ruines »
auquel rien ne résiste.
C'est le «
figuier des ruines »qui règne aujourd'hui en maître
sur Angkor. Au-dessus des palais, au-dessous des temples qu'il a patiement
desagrégés, partout il déploie en triomphe son pâle
branchage lisse, aux mouchetures de serpent, et son large dôme de
feuilles. Il n'était d'abord qu'une petite graine, semée
par le vent sur une frise ou au sommet d'une tour. Mais, dès qu'il
a pu germer, ses racines comme des filaments ténus, se sont insinuées
entre les pierres pour descendre, descendre, guidées par un instinct
sûr, vers le sol, et, quand enfin elles l'ont rencontré, vite
elles se sont gonflées de suc nourricier, jusqu'à devenir
énormes, disjoignant, déséquilibrant tout, ouvrant
du haut en bas les épaisses murailles; alors, sans recours, l'édifice
a été perdu. (...)
Ah ! un tambourinement
général sur les feuillées, une averse diluvienne!
Au-dessus des arbres, nous n'avions pas vu que tout à coup le ciel
devenait noir. L'eau ruisselle, se déverse à torrents sur
nos têtes; vite, réfugions-nous là-bas, près
d'un grand boudha songeur, à l'abri de son toit de chaume.
Quand le déluge
enfin s'apaise, il serait temps de sortir de la forêt pour ne pas
s'y laisser surprendre par la nuit. Mais nous n'étions presques
arrivés au Bayon, le sanctuaire le plus ancien d'Angkor et célèbre
par ses tours aux quatre visages; à travers la futaie semi-obscure,
on l'aperçoit d'ici, comme un chaos de rochers. Allons quand même
le voir.

En pleine mêlée
de ronces et de lianes ruisselantes, il faut se frayer un chemin à
coups de bâton pour arriver à ce temple. La forêt l'enlace
étroitement de toutes parts, l'étouffe et la broie; d'immenses
« figuier des ruines » achevant de le détruire, y sont
installés partout jusqu'au sommet de ses tours qui leur servent
de piédestal. Voici les portes; des racines, comme des vieilles
chevelures, les drapent de mille franges; à cette heure déjà
tardive, dans l'obscurité qui descend des arbres et du ciel pluvieux,
elles sont de profonds trous d'ombre devant lesquels on hésite.
A l'entrée la plus proche, des singes qui étaient venus s'abriter,
assis en rond pour tenir quelque conseil, s'échappent sans hâte
et sans cris; il semble qu'en ce lieu le silence s'impose. On n'entend
que de furtifs bruissements d'eau: les feuillages et les pierres qui s'égouttent
après l'averse. (...).
Tout de même,
avant de m'éloigner, je lève la tête vers ces tours
qui me surplombent, noyées de verdure, - et je frémis tout
à coup d'une peur inconnue en apercevant un grand sourire figé
qui tombe d'en haut sur moi. et puis trois, et puis cinq, et puis dix ;
il y en a partout, et j'étais surveillé de toutes parts.
Les « tours à quatre visages ! » Je les avais oubliées,
bien qu'on m'en eût averti. Ils sont de proportions tellement surhumaines,
ces masques sculptés en l'air, qu'il faut un moment pour les comprendre
; ils sourient sous leurs grands nez plats et gardent les paupières
mi-closes, avec je ne sais quelle féminité caduque ; on dirait
des vieilles dames discètement narquoises. Images des dieux qu'adorèrent,
dans les temps abolis, ces hommes dont on ne sait plus l'histoire ; images
auxquelles, depuis des siècles, ni le lent travail de la forêt,
ni les lourdes pluies dissolvantes n'ont pu enlever l'expression, l'ironique
bonhomie, plus inquiétante encore que le rictus des monstres de
la Chine.
Le Bayon
après la pluie
Les grandes
figures de Brahma, « les vieilles dames débonnaires »
si sournoises et peu rassurantes l'autre soir dans le crépuscule,
je les retrouve là partout au-dessus de ma tête, avec ces
sourires qui tombent sur moi, d'entre les fougères et les racines.
Elles sont bien plus nombreuses que je croyais ; jusque sur les tours les
plus lointaines, j'en aperçois toujours, coiffées de couronnes
et le cou ceint de colliers. Mais en plein jour, combien elles ont perdu
de leur pouvoir effarant ! Ce matin elles semblent me dire : « Nous
sommes bien mortes, va, et bien inoffensives ; ce n'est pas d'ironie que
nous sourions ainsi les paupières closes ; non, c'est parce que
nous avons à présent la paix sans rêves. » (.)
  
Le Bayon,
enfin.
Ces tours,
avec leurs formes trapues et leurs rangs superposés de couronnes,
on pourrait les comparer, en silhouette, à de colossales pommes
de pin, mises debout. C'était comme une végétation
de pierre qui aurait jailli du sol, trop impétueuse et trop touffue
: cinquante tours de taille différente qui s'étageaient,
cinquante pommes de pin fantastiques, groupées en faisceau sur un
socle grand comme une ville, accolées presque les unes aux autres
et faisant cortège à une tour centrale plus géante,
de soixante ou soixante-dix mètres, qui les dominait, la tête
fleurie d'un lotus d'or. Et, du haut de l'air, ces quatre visages, qu'elles
avaient chacune, regardaient aux quatre points cardinaux, regardaient partout,
entre les pareilles paupières baissées, avec la même
expression d'ironique pitié, le mêle sourire ; ils affirmaient,
ils répétaient d'une façon obsédante l'omniprésence
du dieu d'Angkor. Des différents points de l'immense ville, on ne
cessait de voir ces figures aériennes, les unes de face, les autres
de profil ou de trois quarts, tantôt sombres sous les ciels bas chargés
de pluie, tantôt ardentes comme du fer rouge quand se couchait le
soleil torride, ou bien bleuâtres et spectrales par les nuits de
lune, mais toujours là et toujours dominatrices. Aujourd'hui cependant
leur règne a passé : dans la verdâtre pénombre
où elles se désagrègent, il faut presque les chercher
des yeux, et le temps approche où on ne les reconnaîtra même
plus.
Pour orner
ces murailles du Bayon, des bas-reliefs sans fin, des enroulements de toute
sorte ont été conçus avec une exubérante prodigalité.
Et ce sont aussi des batailles, des mêlées en fureur, des
chars de guerre, des processions interminables d'éléphants,
ou des groues d'Apsaras, de Tévadas aux pompeuses couronnes ; sous
la mousse tout cela s'efface et meurt. La facture en est plus enfantine,
plus sauvage qu'à Angkor Vat, mais l'inspiration s'y révèle
plus violente, plus tumultueuse. Et une telle profusion déconcerte
; à notre époque de mesquinerie versatile, on arrive à
peine à comprendre ce que furent la persévérance,
la richesse, la foi, l'amour du grandiose et de l'éternel, chez
ce peuple disparu.
Sous la tour
centrale au lotus d'or, à une vingtaine de mètres au-dessus
de la plaine, se cache le Saint des Saints, un réduit obscur, étouffé
comme une casemate dans l'épaisseur de la pierre. On y arrivait
par un jeu de galeries convergentes, lugubres autant que des chambres sépulcrales.
Mais l'accès aujourd'hui en est difficile et dangereux, tant il
y a eu d'éboulements aux abords. On sent que l'on est là
sous la forêt - puisque la forêt couvre même les tours
- sous le réseau multiple et innombrable des racines. Il y fait
presque noir ; une eau tiède y suinte de toutes les parois, sur
quelques dieux fantômes qui n'ont plus de bras ou qui n'ont plus
de tête ; on y entend glisser des serpents, fuir d'imprécises
bêtes
rampantes, et les chauves-souris s'éveillent, protestent en vous
fouettant de leurs membranes rapides que l'on n'a pas vues venir. Aux temps
brahmaniques, ce Saint des Saints a dû être un lieu où
les hommes tremblaient et des siècles de délaissement n'en
ont pas chassé l'effroi ; c'est bien toujours le refuge des antiques
mystères ; les bruits que des bêtes furtives y faisaient quand
on y est entré cessent dès que l'on ne bouge plus, et tout
retombe aussitôt dans on ne sait quelle horreur d'attente à
forme par trop silencieuse. » |