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ANNECDOTE
De
7 à 77 ans, le premier (et souvent seul) contact avec la civilisation
inca se limite aux 7 Boules de cristal et au Temple du Soleil
d’Hergé. Ces ouvrages remontent aux années 1940, mais ils
continuent de façonner notre imaginaire. Une bonne raison pour y
regarder de plus près.
Avec
les 7 Boules de cristal (fin 1943) et Le Temple du Soleil
(fin 1946), Hergé met pour la première fois en scène
une civilisation disparue et, de surcroît, sur laquelle il n’était
pas si facile de se documenter. Or il s’en tire assez bien. Dans l’ensemble,
ses Incas sont plausibles et plaisants, même si on a quelque peu
exagéré la qualité documentaire des pages consacrées
au Pérou et à sa grande civilisation passée.
Benoît
Peeters, dans ses introductions à L’œuvre intégrale d’Hergé,
raconte que non seulement les lecteurs de Tintin, mais même l’ambassadeur
du Pérou, étaient persuadés qu’Hergé s’était
rendu sur place. « Jamais, en tout cas, affirme-t-til, le travail
de documentation d’Hergé n’avait été aussi poussé
que pour cette double histoire. Sans doute [son collaborateur Edgar Pierre]
Jacobs et lui se renforçaient-ils mutuellement dans leur tendance
au perfectionnisme. Il n’est aucuen élément de ces deux albums
qui relève du hasard ou de l’approximation. Chaque détail
à fait l’objet de recherches et de vérifications. »
Dans Hergé, le biographe Pierre Assouline affirme lui aussi que
l’auteur s’est « solidement documenté », mais il n’énumère
que trois sources d’information, identifiées depuis longtemps, du
moins les deux premières : le livre de Charles Wiener, Pérou
et Bolivie, Récit de voyage (Hachette, 1880), un article du
magazine américain National Geographic de février
1938 et un livre de J. Eric Thompson, La Civilisation aztèque
(Payot, 1934) qui forcément n’a pas beaucoup servi. Et il est vrai
que quasiment tout provient, d’abord de l’article, puis du livre de Wiener.
Jacobs
et Hergé ont sans doute collecté davantage de documents,
ils en auront certainement trouvé aux musées royaux d’art
et d’histoire de Bruxelles qui possèdent de riches collections précolombiennes,
mais tout cela a dû être classé dans des cartons lorsque
Hergé a eu entre les mains le National Geographic. |
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COULEUR LOCALE
Dès
les premières pages du Temple du Soleil, la couleur locale
est partout. On se promène dans des rues tout à fait pittoresques,
avec des édifices d’époque coloniale, des Indiens en poncho
bariolé, des lamas. Pour la plupart des décors et des costumes,
Hergé a donc puisé dans le National Geographic de
février 1938, dû à un spécialiste de renom,
Philip A.Means.
Au
début de l’histoire, Tintin et le capitaine Haddock croisent dans
une rue de Callao une femme qui file de la laine avec un fuseau et porte
son enfant sur le dos : elle est nettement inspirée d’une première
photo, son chapeau d’une autre. Le portail dans le fond à gauche
de la vignette est copié d’une troisième. Tel que ce détail
est présenté là, dans la première vue extérieure
du Pérou, il est particulièrement symbolique : c’est en effet
le portail du couvent de Santo Domingo à Cuzco, construit à
l’emplacement, et incluant de nombreux murs encore debout, du Coricancha,
c’est à dire du vrai temple du Soleil !
Le
même article du National Geographic contient des photos de
lamas, de paysages montagneux, d’Indiens à ponchos et couvre-chefs
de toute sorte, notamment des chapeaux melons à la bolivienne, et
des bonnets phrygiens (chullo), photos dont Hergé fait un
ample usage. Ce serait parfait si les évènements ne se situaient
pas à Callao, une cité portuaire où on cherchera en
vain des lamas ou des Indiens en costume traditionnel. Hergé a tout
simplement déplacé sur la côte des scènes de
l’Altiplano, les hautes terres.
Le
pont de chemin de fer, le pont suspendu inca et la tombe en forme de tour
ronde (chullpa) s’inspirent de gravures de Pérou et Bolivie
de Wiener. Il en va de même pour le contenu de la tombe qui traversent
nos héros et qui figure en couverture de l’album. On y trouve entre
autre un vase-portrait de la civilisation mochica. Les « paquets
» funéraires à masque de bos ont la même origine,
de même que le dessin du tissu en losange bleu qui orne un des paquets,
ou encore le vase au pied de Zorrino et le vase de l’avant-plan, entre
Haddock et Milou. Tous ces éléments de la tombe sont fort
exacts, mais ils n’ont rien à faire dans une sépulture incaïque.
Hergé commet l’erreur commune qui consiste à mettre toutes
les civilisations du Pérou et de la Bolivie dans le même sac.
A l’arrivée de Pizarro et de ses conquistadors, l’Empire inca avait
au plus un siècle. Il avait été précédé,
pendant quatre millénaires, par de nombreuses autres civilisations
qui variaient selon les régions et les époques. Les Mochicas
avaient prospéré surtout dans la première moitié
du premier millénaire de notre ère, sur la côte nord,
à un millier de kilomètres à vol d’oiseau de Cuzco.
Il n’est pas question de retrouver leurs vases mille ans plus tard dans
des tombeaux incas. Les paquets funéraires représentés
sont aussi originaires de la côté. |
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CITES INCAS
Des
amalgames du même genre déparent quelque peu les décors
de la cité perdue. La grande salle dans laquelle les héros
pénètrent par effraction est ornée de frises d’or
imitant des reliefs de Tiahuanaco, en Bolivie, un site qui était
abandonné depuis longtemps quand les Incas entrèrent en scène.
Les peintures sur le trône de l’Inca et sur le panneau derrière
les figurines d’envoûtement appartiennent à la même
civilisation. Le relief qui décore la porte donnant anncès
à la salle du trésor est lui de style recuay, dans les Andes
septentrionales, et antérieur aux Incas d’un millénaire au
moins. Dans la même salle, les grandes statues en or s’inspirent
du style mochica. Son plafond plat est une fantaisie : les couvertures
des édifices incaïques étaient toujours des toits de
chaume à double pente, dont la charpente était visible de
l’intérieur. Les reliefs de Tiahuanaco figurent dans l’ouvrage de
Wiener.
La
cité où pénètrent les héros est bel
et bien inca, comme le montrent l’architecture de blocs de pierre assemblés
à joints vifs, les ouvertures trapézoïdales et l’absence
de décoration. La vue générale confirme que le modèle
est effectivement le Machu Picchu : Hergé suit de près une
photo du National Geographic, au point de dessiner une cité en ruines.
Mais le document ne permettant pas de voir si les montagnes autour du site,
à seulement 2.430 m d’altitude, sont couvertes de végétation,
Hergé les a dessinées tantôt pelées, tantôt
couvertes de neige.
Les
habitants de la cité prolongent le mode de vie d’avant l’arrivée
des Européens, mais ils ont néanmoins fait quelques concessions
au siècle présent : le mobilier de la chambre des prisonniers,
les barreaux (de fer !) aux fenêtres, la porte coulissante qui donne
accès au trésor, la loupe qui doit allumer le bûcher
sont des emprunts à l’Occident. |
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LES QUECHUAS
Concernant
l’apparence des Incas, Hergé puise dans les huit planches reproduisant
les très belles peintures d’Herget, dans le National Geographic.
C’est frappant dès la première image, surtout pour l’Inca,
dont la coiffe très spéciale, la robe et la chaise à
porteurs viennent tout droit d’Herget.
Les
erreurs d’Hergé lui viennent aussi de cette revue. C’est Herget
qui a donné le mauvais exemple de l’amalgame des cultures. C’est
chez lui qu’on trouve les peintures de style Tiahuanaco reproduites dans
Le Temple, c’est lui qui a conféré à tel édifice
une allure tiahuanacoïde et qui a décoré un temple d’un
relief de la civilisation chavín, antérieur de plusieurs
siècles à notre ère. Puis il y a les guerriers en
uniforme, alors que ceux-ci n’existent pas avant le XVIIe siècle.
Surtout, le peintre américain a donné à ses personnages
et à leurs vêtements une allure plus faite pour plaire à
un public occidental que celle de leurs originaux. Les figures sont davantages
élancées que dans la réalité, les robes plus
légères, plus longues souvent et plus élégantes,
aux couleurs plus vives mais au décor beaucoup moins riche, les
coiffes plus fantaisistes. Le vêtement féminin, lui, est plus
exact. Enfin, dans le National Geographic encore, les disques d’oreille
sont rabattus sur le côté du visage, au lieu de se présenter
de face. Cela dit, l’un comme l’autre ont représenté des
Incas hauts en couleur, exotiques à souhait et agréables
au regard.
De
façon constante, Hergé trace un portrait favorable des Indiens,
qui apparaissent dignes, graves, fiers de leur passé, soucieux de
justice, généreux. La civilisation que perpétuent
les Incas intégristes est dépeinte comme brillante, en dépit
de l’Inca autocrate, de son mépris des droits élémentaires
de la personne et de l’existence de sacrifices humains, traités
avec retenue. Et ce à une époque – la première moitié
du XXe siècle – où ce que nous qualifions aujourd’hui de
propos racistes venait plus facilement sous certaines plumes. Rien de cela
chez Tintin. Il est constamment respectueux de l’autre. Il n’hésite
pas à courir à la rescousse d’un petit Indien malmené
par deux Blancs qui apparaissent comme les seuls paresseux du pays. Comme
il l’aurait fait pour un petit Blanc malmené par deux Indiens :
c’était une question d’éducation élémentaire,
chrétienne ou non, et de cœur, quelles que fussent les opinions
politiques.
Hergé,
même, en rajoute dans son admiration pour les Incas. Il leur attribue
des savoirs et des pouvoirs qu’ils n’ont jamais eus : l’écriture,
le don de prédire l’avenir, la faculté d’envoûter…
Ce genre d’hommage excessif, fréquent autrefois, perdure aujourd’hui,
plus fort même que jamais. On ne compte pas les bandes dessinées,
les dessins animés ou les films qui dotent les civilisations anciennes
non européennes de savoirs aussi impressionnants qu’imaginaires.
Histoire de ne pas avoir l’air de les sous-estimer. L’Hergé d’après
1970 est typique à cet égard. Dans un entretien, il admet
que son éclipse de soleil n’est pas très originale, puis
ajoute que les Incas « connaissaient probablement très bien
les phénomènes célestes. Je me suis, par conséquent,
entièrement fourvoyé en les faisant passer pour des ignorants,
ce qu’ils n’étaient sûrement pas dans ce domaine. Ca,
c’est vraiment du racisme !… Mea culpa ! » Et il ajoute : «
Si je devais refaire cet épisode maintenant, je le ferais tout autrement.
Pourquoi ? Parce que, au fur et à mesure que les années passent,
j’éprouve plus de respect pour l’autre. Et justement ici l’autre,
en l’occurrence le peuple inca, n’aurait pas pu faire une bêtise
pareille. »
Or,
qu’en était-il ? Les sources relatives aux Incas sont peu loquaces
au sujet des éclipses de soleil. Rien ne permet d’affirmer qu’ils
savaient les prévoir, au contraire, elles étaient le signe
que l’astre était irrité et les punirait ou elles annonçaient
un événement important. Quant aux éclipses de la lune,
ils les expliquaient en disant qu’un puma ou un serpent l’attaquait pour
la mettre en pièces ; aussi poussaient-ils de grands cris et hurlaient-ils
pour effrayer et chasser ces animaux, sans quoi les ténèbres
persisteraient pour toujours. Chez les Aztèques du Mexique, ces
mêmes croyances et ces mêmes comportements concernaient aussi
bien le soleil que la lune, et il est probable qu’il en ait été
ainsi au Pérou. On le voit, le coup de l’éclipse était
donc plausible, même chez les Incas.
Hergé
à mis en scène avec sympathie des Indiens dignes et respectables.
Peut-on affirmer pour autant que « Le Temple du Soleil , avec
son procès des explorateurs qui ont violé les tombeaux d’une
civilisation non occidentale, relève de la mentalité décolonisatrice
? » s’interroge Benoît Peteers en 1996. Cela paraît tout
à fait anachronique. Dans ce « procès », les
accusés, en l’occurrence les membres de l’expédition Sanders-Hardmuth,
sont acquittés : les Incas les avaient châtiés par
erreur, les confondant avec de vulgaires pillards. Ensuite, rien ne permet
de supposer qu’Hergé, dans les années 1940, désapprouvait
la colonisation. Sans doute, tout en reconnaissant ses travers, la trouvait-il
au contraire nécessaire et bienfaisante, comme nous jugeons utile
et bienfaisante l’aide au tiers-monde, même si elle finit par éradiquer
les civilisations autres. Il n’est pas vrai non plus que « Tintin
s’affirme comme le représentant d’une ethnologie compréhensive
et non impérialiste, qui essaye de comprendre la vision du monde
de l’autre ». Là encore, on projette dans le passé
des notions d’aujourd’hui. Tintin est un reporter et surtout un jeune homme
bien élevé tel qu’on les voulait alors. Il s’adapte aux coutumes
du pays qui l’accueille et s’adresse aux autorités en leur donnant
leurs titres. Sans plus. A cela s’ajoute que l’aventure se déroule
au Pérou et que l’Europe avait derrière elle une longue tradition
de dénonciation des abus espagnols en Amérique latine. Ce
qui lui permettait de trouver relativement bénins ses propres abus
dans les colonies. |
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EN GUISE DE CONCLUSION
En
dépit de ses imprécisions, Le Temple du Soleil demeure
la meilleure bande dessinée de fiction mettant en scène une
civilisation précolombienne. On y trouve une volonté limitée
mais réelle d’exactitude, de véracité qu’exigeait
du reste le projet éducatif du journal Tintin. |
Source:
Tintin et le jeu des 7 erreurs
Par
Michel Graulich, Prof. à l’Université Libre de Bruxelles,
Historia,
Juillet-Août 2003
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