La
Raï-Music
par
Habib Tengour
Traduction
d’un article paru le 1er juin 1995 dans la Neue
Zürcher Zeitung
D’expression
arabe...
...la
raï-music a longtemps été considérée comme
une musique vulgaire, on ne pouvait décemment l’écouter en
famille, comme le chant andalou ou saharien. La pudeur (hashma) lui interdisait
l’accès des foyers.
De
ses origines - les controverses à ce propos vont bon train! - le
raï garde encore l’âpreté âcre et la chatoyance
glauque des bouges des quartiers chauds d’Oran, de Relizane ou de Sidi
Bel Abbès.
Pour
le citadin de Tlemcen ou Mostaganem, le mauvais goût, celui des mauvais
garçons et des filles perdues, des déracinés envahisseurs
des villes, perce à travers chaque note, chaque intonation, chaque
mouvement. Il n’y voit que grossièreté de va-nu-pieds, basse
exaltation de vilenie, triomphe de l’instinct sur l’âme.
Ceci
explique son refoulement.
Dans
ma prime enfance, j’ai entendu indistinctement tous les sons. Les cafés
maures de Tijditt les diffusaient dans le crachotement des phonographes.
L’étanchéité des appartenances et le soin jaloux porté
à la distinction faisaient qu’on ne mélangeait pas les genres;
aussi, chaque endroit était-il spécialisé dans une
musique imposée par le goût de la clientèle.
La
lutte de libération a fait éclore d’autres sons dans le bruit
révolutionnaire; elle a imposé le silence de l’attente augurale.
Aujourd’hui...
...qu’un
autre silence saisit le paysage algérien, j’entrevois les conséquences
douloureuses et tragiques des mesures d’austérité prises
à cette époque. (Certains exégètes ont toujours
considéré la musique comme une production diabolique ...).
L’école primaire indigène, puis le lycée m’ont appris
à goûter d’autres sonorités en évacuant peu
à peu celles des miens dans le folklore.
Ma
rencontre tardive avec le raï fut le fruit d’un hasard. Jamais Oran
ne m’a semblé si belle qu’en ce printemps-été 1987
! Captif, je jubilais et tous les éléments se conjuguaient
dans l’éblouissement de l’instant. J’étais dans le raï,
un drame passionnel; comme avec le blues durant mon adolescence. Banalité
des grands moments de tension.
La
médiatisation du raï depuis les années 80, en Algérie
d’abord, en France et dans le monde ensuite, correspond à un phénomène
de société. La peur d’un sauvage déferlement des banlieues
n’est peut-être pas étrangère à l’intérêt
porté au raï, au rapp et autres formes marginales d’expression.
Mais
l’essence du Raï est ailleurs
«
Ana bhar ‘aliya wa n’tiya llâ » (Moi, tant pis pour moi, mais
pas toi !)
Ce
leitmotiv de la chanson raï - qui jaillit à l’improviste dans
chaque texte comme une signature collective - traduit le cri d’amour et
de révolte existentiel d’une jeunesse algérienne paumée,
désoeuvrée, désintégrée dans un espace
urbain en plein éclatement. C’est dans cette jeunesse émiettée,
cherchant à saisir la vie à pleines mains, sans souci d’autre
forme de quête d’identité, que le raï puise sa force
et son éclat.
En
effet, le raï est le chant des jeunes, les chebs; ils sont des quantités
en Algérie: cheb Hasni (assassiné à Oran en février
1995), cheba Fadila, cheb Khaled, cheb Mami, cheb Sahraoui, cheba Zahouania,
etc. Beaucoup quittent le pays ne comprenant pas pourquoi eux, qui sont
au coeur des frustrations de leur peuple, sont devenus des cibles.
Quand
on les interroge, les chanteurs de raï se défendent de faire
de la politique. Ils disent ne chanter que l’amour, le rêve de départ
et les problèmes quotidiens des jeunes. Ils professent la chahada
et avouent naïvement ne rien comprendre à la politique.
Autrefois,
à
l’époque coloniale, les maîtres (cheikh et cheikha) du chant
oranais, tels cheikh Khaldi, cheikh Hamada, cheikha Remitti (toujours en
vie, s’est produite en 1994 à l’Institut du Monde Arabe à
Paris: une belle revanche!) étaient détenteurs d’une culture
bédouine traditionnelle dont le mode d’expression était la
poésie dite melhoun. Ils avaient un double répertoire:
-
L’audible,
fait de didactisme et de religieux, d’amour et d’éloge, de perpétuation
des valeurs inentamées du groupe. Ce registre était celui
des fêtes des saints des tribus, des mariages, des circoncisions,
etc. C’était le lieu de la mémoire vivante et de la résistance
souterraine à l’occupation. Les maîtres y communiaient avec
leur auditoire dans des représentations esthétiques partagées;
les valeurs restaient solides.
-
L’indicible,
l’interdit, le refoulé, celui du débridement où la
parole jaillissait crue, brute et fière de ses transgressions. Celui-là
était réservé aux petits cercles et aux mauvais lieux.
Les innovations y étaient nombreuses et souvent illicites aux yeux
des censeurs.
Là
sont les racines du raï qui se développera dans les années
70 avec l’effritement de la société algérienne traditionnelle.
Le
Raï est le désir-cri de ce qui ne peut jamais être,
la
fulgurance de l’instant qui ne laisse nulle trace à contempler plus
tard dans le dévoilement nostalgique de l’âme. C’est une blessure
à vif jamais cicatrisée.
Les
références les plus diverses se côtoient: métissage
parfois réussi, souvent hybride, mais toujours rendant compte des
disjonctions d’une jeunesse algérienne affamée de vie.
L’amour
y est sauvage. La brutalité du désir épanouit la chair
sans autre intention que la jouissance imparfaite de l’occasion (exemple,
ce refrain provocateur célèbre chanté en duo par Hasni
et Zahouania: Nous avons fait l’amour dans une baraque branlante).
Mais
le manque de manière et de courtoisie n’empêche pas le don
total de soi de celui ou celle qui est saisi d’amour.
La
violence du cri brise toutes chaînes, toutes barrières; elle
effraie l’oiseau assoiffé au-dessus de la tête. Le raï
tient ferme sur le sol.
Mais
déjà le sang et l’exil nous convoquent à d’autres
dérives. |