Karen Blixen
Les collines du Ngong par
Karen Blixen

Une ferme en Afrique

« J’ai eu une ferme en Afrique au pied du Ngong. La ligne de l’Equateur passait dans les montagnes à vingt-cinq milles du Nord; mais nous étions à deux mille mètres d’altitude. Au milieu de la journée nous avions l’impression d’être tout près du soleil, alors que les après-midi et les soirées étaient frais et les nuits froides.
L’altitude combinée au climat équatorial composait un paysage sans pareil. Paysage dépouillé, aux lignes allongées et pures, l’exubérance de couleur et de végétation qui caractérise la plaine tropicale en était absente: ce paysage avait la teinte sèche et brûlée de certaines poteries.
Le feuillage léger des arbres, au lieu de former un dôme comme en Europe, s’étageait en couches horizontales et paraboliques. Cette structure particulière donnait aux arbres isolés tantôt la silhouette de grand phoenix aux palmes mouvantes, tant l’attitude fière et héroïque d’un trois-mâts les voiles carguées; à la lisière du bois, un frémissement étrange semblait courir et gagner toute la forêt.
Quelques aubépines vieilles et rabougries surgissaient de place en place dans la plaine dont l’herbe sentait le thym et le piment.
(...)
Le ciel n’était jamais très bleu, il restait pâle, mais si lumineux que les yeux le fixaient avec peine; des nuages légers et changeants le traversaient. Je voyais des palais se construire à l’horizon, les nuages s’en détacher et voguer dans l’espace. Ce ciel avait pourtant des trésors de bleu, qu’il répandait à profusion sur les hauteurs les plus proches.
(...)
L’horizon que l’on découvre des collines du Ngong est incomparable: au sud de grandes plaines, puis les vastes terrains de chasse qui s’élèvent jusqu’au Kilimandjaro. Au nord-est, au contraire, il n’y a que de faibles ondulations, un paysage soigné de parcs se détachant sur un fond de bois au-delà des collines qui s’échelonnent. (...) Vers l’ouest, très bas, c’est le paysage lunaire de la plaine africaine, un désert beige constitué de buissons d’aubépine sur lequel se détache le cours sinueux du fleuve qui apparaît comme une large ligne verte irrégulière faite de mimosas géants aux branches épineuses avec des aiguilles de six pouces. C’est aussi la région des cactus, où vivent les girafes et les rhinocéros. »

Histoire de singes

« « Tout un peuple de singes bruyants et bavards habitait le sommet des grands arbres. Quand par hasard, une troupe de singes empruntait le chemin, l’air restait imprégné de leur odeur musquée, et à mesure que vous avanciez, vous entendiez chuchoter au-dessus de votre tête: c’était une tribu singe qui s’installait.
A condition de demeurer rigoureusement immobile, vous finissisiez par apercevoir un premier singe sur une branche, et, petit à petit, vous découvriez que le bois était remplis de singes. Ils apparaissaient posés sur les branches, comme des fruits gris clairs ou noirs, selon la manière dont ils étaient éclairés; leurs longues queues pendaient toujours derrière eux. 
Un bruit fin comme celui d’un baiser léger, suivi d’une toux discrète, trahissait leur présence. Pour peu que vous imitiez ce bruit, vous voyiez immédiatement les singes tourner la tête de droite à gauche, avec des mines précieuses et étonnées, mais, au moindre geste un peu vif de votre part, tous s’enfuyaient et vous pouviez suivre le bruit décroissant de leur fuite au crissement des écorces; ils disparaissaient comme un banc de poissons. »