Joseph Kessel
Le Parc d’Amboseli
par
Joseph Kessel

La Réserve d’Amboseli

« La Réserve était immense. Elle s’étendait sur des dizaines et des dizaines de lieues, brousse tantôt courte et tantôt boisée, tantôt savane et tantôt collines et pitons. Et toujours la masse colossale du Kilimandjaro, sommé de ses neiges, veillait sur les espaces brûlants et sauvages. Les bêtes étaient partout. Jamais je n’avais vu galoper autant de zèbres, courir tant d’autruches, bondir tant de gazelles et d’antilopes, ni des troupeaux de buffles aussi denses, ni de familles de girafes aussi nombreuses.
Aucun enclos, aucune haie, aucune marque visible ne séparait le Parc de la brousse ordinaire. Les limites en étaient portées uniquement sur des cartes, des cadastres. Et cependant, les animaux semblaient sentir, savoir (et transmettre cette connaissance en un mystérieux langage) que là était le lieu de protection, la terre d’asile.
La magnificence de la nature et l’abondance des bêtes commencèrent par m’enchanter. »

Au pied du Kilimandjaro

« A la distance où je me trouvais, il n’étais pas possible de distinguer l’inflexion des mouvements, ou l’harmonie des couleurs, mais cette distance ne m’empêchait pas de voir que les bêtes se comptaient par centaines et centaines, que toutes les espèces voisinaient, et que cet instant de leur vie ne connaissait pas la peur ou la hâte.
Gazelles, antilopes, girafes, gnous, zèbres, rhinocéros, buffles, éléphants - les animaux s’arrêtaient ou se déplaçaient au pas du loisir, au gré de la soif, au goût du hasard.
Le soleil encore doux prenait en écharpe les champs de neige qui s’étageaient au sommet du Kilimandjaro. La brise du matin jouait avec les dernières nuées. Tamisés par ce qui restait de brume, les abreuvoirs et les pâturages qui foisonnaient de mufles et de naseaux, de flancs sombres, dorés, rayés, de cornes droites, aiguës, arquées ou massives, et de trompes et de défenses, composaient une tapisserie fabuleuse suspendue à la grande montagne d’Afrique. »

Girafe et girafon

« A quelques pas de la véranda, dépassant les branches d’un acacia et comme accrochée à elle, remuait délicatement une tête effilée au museau plat et naïf, semée de taches de couleur havane, avec de petits triangles très droit pour oreilles et des cils longs, épais, voluptueux, d’un noir velouté de houri. Une jeune girafe cherchait avec grâce et prudence sa nourriture parmi les épines. Une autre apparut derrière elle, beaucoup plus grande. De celle-ci, on voyait un immense cou moiré qui avait un lent balancement de tige. Elle vint fouiller la cime de l’arbre tout contre la jeune girafe, et la surplomba d’une tête exactement pareille à la première: museau tacheté, oreilles aiguës, cils énormes et qui semblaient fardés. Je contemplai avec émerveillement ce doux monstre bicéphale. »