D'Angkor
à Pol Pot, et retour
Les temples
khmers témoignent d'une ancienne civilisation raffinée. Mais
tout autour l'on sent encore les souffrances d'un peuple meurtri par des
années de guerre.
Angkor Vat,
couvert de mousse.
Les hommes
de Pol Pot respectaient
ce monument
et le considéraient
comme le symbole
de la gloire khmère.
Photo : Steve
McCurry/Magnum |
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Les Cambodgiens
ont-ils jadis vécu dans le pays le plus prospère de la planète
? On me l'a affirmé, mais pour l'heure j'ai peine à le croire.
Me promenant dans les rues de Phnom Penh, je vois des cochons qui fouillent
dans les détritus et se vautrent dans les flaques d'eau. Les habitants
sont charmants mais leurs rues dévastées. Mais sans doute
s'agit-il en réalité d'un autre pays : je suis en train de
lire un ouvrage sur le royaume khmer d'il y a mille ans, lorsque les rizières
irriguées et les lacs poissonneux faisaient vivre une population
de plusieurs millions de personnes, installées pour la plupart dans
la région d'Angkor (à la même époque Londres
comptait 30 000 habitants). Qu'est-il donc arrivé entre-temps ?
Cambodgiens et Khmers sont un même peuple, mais, quand les Français
sont arrivés, au XIXe siècle, ils étaient quasiment
tombés dans l'oubli. La population avait considérablement
diminué, et les ruines d'Angkor, qui ont été mystérieusement
abandonnées au XVe siècle, étaient perdues et oubliées
de tous, enfouies dans la jungle, quelque part dans l'est du Siam [aujourd'hui
la Thaïlande ; la province de Siem Reap, où est situé
Angkor, était intégrée au royaume du Siam jusqu'en
1907, date de sa rétrocession au Cambodge].
Pour les Cambodgiens,
ce n'est pas une histoire facile à raconter aux touristes. Les antiques
temples d'Angkor représentent naturellement leur plus grande richesse,
et d'aucuns espèrent que la renaissance d'Angkor entraînera
un jour celle du Cambodge lui-même. Mais créer des mythes
comporte un douloureux inconvénient : à force de ressasser
leur gloire passée, les Cambodgiens se rendent compte de leur déchéance
actuelle. Pour le moment au moins, ils acceptent le risque de la comparaison.
Après une interruption de vingt ans - entre 1970 et 1990 -, le tourisme
international est en plein essor à Angkor. La ville la plus proche
de la cité antique, Siem Reap, a vu surgir d'innombrables restaurants,
hôtels, maisons d'hôtes et cybercafés, ainsi qu'un aéroport
international. Tous les jours, un flot ininterrompu de bateaux, d'avions
et d'autocars font le trajet depuis Phnom Penh, à plus de 300 kilomètres.
J'ai pris le bateau rapide : cinq heures pour remonter la rivière
et le lac Tonlé Sap et regarder défiler les villages de maisons
sur pilotis au toit de chaume, en traversant la moitié du pays. |
A l'arrivée,
j'ai engagé les services d'un guide, homme sérieux au rire
amer, répondant au nom de Kim, qui porte en lui la douleur d'être
cambodgien. D'emblée, il parle des souffrances causées par
les mines antipersonnel. Puis il me lance un regard : "Mais on n'entend
plus les mines exploser aux alentours d'Angkor. Vous, les touristes, vous
n'avez rien à craindre." Il veut me faire comprendre que ce
sont les gens du pays qui souffrent. Alors que nous quittons Siem Reap
par la route en direction du nord, Kim fait une brève présentation
d'Angkor. Il ne s'agit pas d'une ville en ruines comme Pompéi, mais
de la carcasse d'une civilisation entière qui prospérait
ici il y a six à douze siècles. A l'époque où
le roi Canut IV régnait en Angleterre [XIe siècle], cette
région comptait de nombreuses villes de toutes tailles, où
vivaient et travaillaient des millions de personnes. Des maisons, entrepôts
et ateliers de l'ancienne Angkor il ne reste plus rien. A cet instant,
je me tiens au milieu de ce qui ressemble à une sombre forêt
primitive. Seul signe de vie, de temps en temps un scooter. "Les bâtiments
ordinaires ?" Kim répète ma question. "Oh, ils ont
tous disparu. Seuls subsistent quelques édifices en pierre."
Il fait allusion aux structures à signification religieuse qui ont
été construites à un coût prodigieux, dans de
nombreux cas avec des blocs de lave amenés de carrières situées
à des kilomètres de là. Aujourd'hui, dispersés
sur quelque 200 kilomètres carrés de jungle, les temples
qui ont survécu se dressent dans un isolement étrange, tels
des nénuphars au milieu d'une mare asséchée, privés
des villes qui les entouraient jadis. Il faudrait des semaines pour les
visiter tous.
Le premier
que je visite est Angkor Vat proprement dit, le plus magnifique et le plus
sacré de tous, bâti par le grand roi khmer Suryavarman II
au début du XIIe siècle. Je m'approche de cette structure
colossale en éprouvant une sorte de désespoir devant ces
dimensions qui dépassent l'entendement. On aperçoit même
de loin ses tours en forme de bouton de lotus, surgissant derrière
les murs d'une enceinte d'environ 1,5 kilomètre carré. Avant
même d'atteindre cette enceinte, j'ai dû franchir une chaussée
enjambant un immense fossé, qui jadis grouillait de crocodiles affamés.
A peine remis de tout ce gigantisme, je suis ébloui par les minuscules
détails des bas-reliefs qui ornent les murs intérieurs du
temple. Kim passe rapidement sur les longues histoires hindoues qu'ils
racontent. Nous nous attardons devant les scènes dites "de l'enfer",
qui rappellent L'Enfer de Dante : nous y voyons des corps coupés
en deux, des os brisés, des estomacs remplis de fers chauffés
au rouge. Je trouve les tableaux pittoresques, amusants. Mais Kim, lui,
a l'air énervé, ennuyé. Il pense à l'enfer
qu'il a lui-même connu. "J'ai été un jour obligé
de traverser un champ de mines à pied, se souvient-il. Des
hommes explosaient devant moi." Il semble furieux que l'enfer imaginé
par les tailleurs de pierre de Suryavarman II soit inadéquat pour
décrire son expérience personnelle. |
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Danseuses
khmères au temple
de Ta Prohm,
l'un des monuments
les plus fascinants
d'Angkor,
construit
en 1186.
Photo : Isabel
Munoz/Vu |
Lorsque nous
quittons Angkor Vat pour aller vers le nord, le premier endroit que mon
guide veut me montrer est une pyramide en escaliers de plus de 12 mètres
de haut appelée Baksei Chamrong. Les touristes ne visitent pas ce
site peu spectaculaire. Son sommet en bouton de lotus a pris la forme d'une
goutte d'eau sous l'effet de l'érosion, et sous nos pieds les feuilles
bruissent. Mais Kim m'emmène ici pour une raison précise.
"Des tombes de soldats vietnamiens", murmure-t-il, montrant du doigt
une série de monticules herbeux. De nouveau, la conversation glisse
des rois de droit divin bouddhistes d'antan vers Pol Pot, Sihanouk et la
crise politique actuelle. "Les Khmers rouges respectaient Angkor",
commente Kim en riant, "ils voulaient protéger le site. Ils le
considéraient comme le symbole vivant de la puissance et de la gloire
khmères." Tout en bavardant, nous nous approchons de la porte
sud de la ville fortifiée d'Angkor Thom. Ce fut la dernière
capitale des rois khmers. Elle fut fondée à la fin du XIIe
siècle par le roi Jayavarman VII. Derrière ses remparts et
aux alentours vivaient au moins un million de personnes, ce qui en faisait
l'une des plus importantes villes du monde. Naturellement, les portes de
la ville étaient impressionnantes. Chacune était flanquée
de sa propre tour et d'une voie d'accès triomphale, bordée
de statues de démons. Mais seule cette entrée sud a conservé
quelque peu son état d'origine.
Apsasas ou
nymphes célestes ; ces
sculptures
ornent le temple d'Ankor Vat
Photo : Isabel
Munoz/Vu |
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"Les pillards
sont passés par là", explique Kim d'un air sombre. "Ils
ont emporté les têtes des statues. Ils obtiennent des milliers
de dollars pour chacune d'elles." Derrière un chapelet de bicyclettes
et de camions transportant du riz, nous roulons jusqu'à la porte.
Je m'imagine une ville animée qui se cache toujours derrière
ses murs : je me représente la famille et les ministres du roi Jayavarman,
ses officiers et ses prêtres, tous jouissant des privilèges
du pouvoir. Mais, une fois à l'intérieur, tout ce que je
vois, c'est la route silencieuse et la même forêt qu'avant.
La porte s'ouvre sur un millier d'hectares de néant. Nous passons
devant des bandes de singes, des chiens endormis et le bonze habituel sous
son ombrelle couleur safran. "C'est drôle comme cet endroit a été
abandonné", dis-je. "Il n'a pas été abandonné,
réplique Kim. Nous, les Khmers, nous n'avons jamais oublié
Angkor." Il veut dire par là que les bonzes ont réussi
à garder vivant le souvenir du lieu durant de longs siècles
après la chute de l'Empire khmer, en 1431. La jungle a sans doute
repris ses droits peu à peu, mais les temples n'ont jamais perdu
leur pouvoir d'inspiration pour les religieux khmers. Les bonzes sont visiblement
la seule chose en laquelle Kim croit. Je me sens encore confusément
heureux à cette pensée, lorsque la route à travers
Angkor Thom débouche sur une clairière. |
Et là,
devant nous, surgissent soudain les multiples tours en pierre du Bayon.
Même de nos jours, un mystère demeure dans la façon
dont le temple émerge de la jungle. Les colonnes ressemblent à
des troncs d'arbre, roses et tachetés. Les tours semblent vivantes.
Ont-elles été placées ici par des êtres humains
ou par quelque autre entité ? Les premiers Français qui campaient
parmi ces étranges pierres ne pouvaient guère le dire. La
nuit, rhinocéros et léopards rôdaient dans les environs.
Le vacarme des cigales avait de quoi rendre un homme fou. Et puis, dans
la faible lumière, au travers des branches enchevêtrées,
on se mettait à sentir des visages géants vous observer d'en
haut - des visages qui avaient les traits non seulement du Bouddha mais
aussi de Jayavarman VII en personne. Au fil des ans, pour la plus grande
joie des touristes, on a abattu les arbres surplombant le Bayon. Pour empêcher
les racines d'engloutir Angkor et ses souvenirs, la tâche est immense,
sans fin. "Lorsque les touristes ont cessé de venir, dans les
années 70, les arbres ont repoussé", se rappelle Kim.
J'examine la décoration des murs extérieurs du Bayon, où
tous les arts civilisés du XIIe siècle, pacifiques et guerriers,
sont décrits : combats de coqs et de lutte ; une dame éventée
par des serviteurs ; un sanglier dans un chaudron et des brochettes de
satay servis au repas ; acrobates, joueurs d'échecs, masseurs, fumeurs,
hommes gros et minces, riches et pauvres... Plus tard, nous errons dans
le labyrinthe des couloirs du Bayon, recouverts de mousse, de lichen et
de crasse. Dans l'une des tours, un serpent se bat contre une masse pullulante
de chauves-souris, d'où émerge de temps en temps sa queue
blanche. Le rire de Kim résonne de manière étrange
dans l'obscurité.
Mais nous
n'avons pas beaucoup de temps. Nous passons devant le Baphuon, dont la
construction a été achevée l'année où
Guillaume le Conquérant débarquait en Angleterre [1066].
Près de mille ans plus tard, le site, démonté pour
être restauré, a connu un désastre inimaginable : le
vol des plans. Les restaurateurs se retrouvent aujourd'hui face au plus
grand puzzle du monde. [Le Baphuon est en cours de restauration par l'Ecole
française d'Extrême-Orient.] A quelques mètres de là
se trouve la terrasse des Eléphants. Maintenant, les teintes jaunes
de la mi-journée ont laissé la place aux bruns roux ; le
chant des cigales ressemble au son des cloches. Nous tournons en direction
de Prah Palilay, dont la tour biscornue penche dangereusement, des arbres
géants poussant à l'horizontale sur ses pierres. L'humeur
de Kim s'assombrit à mesure que le soleil se couche. "Tout l'argent
du tourisme quitte le pays", grommelle-t-il tout en marchant. "Les
touristes font grimper les prix, et pour nous, les Cambodgiens, tout devient
inabordable." Des morceaux d'un fruit couleur orange gisent dans l'herbe
haute. "Ils viennent de l'arbre sleng", remarque mon guide, en leur
donnant des coups de pied. "Sleng signifie amer, ou toxique." |
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Trois demoiselles
d'honneur de retour
d'un mariage,
à l'entrée d'Angkor Vat.
Photo : Steve
McCurry/Magnum |
Le plus curieux
est que le mot sleng est l'un des rares termes khmers que je connaisse.
Je l'ai entendu pour la première fois à Phnom Penh, à
Tuol Sleng, cette ancienne école transformée en prison par
Pol Pot (devenue le musée des Crimes du génocide), où
17 000 personnes ont été "détruites" par le
régime des Khmers rouges. C'était effectivement un lieu rempli
d'amertume. Le fruit du sleng contient de la strychnine. "Je connais
un policier qui monte la garde toute la nuit ici, ajoute Kim. Il
mange le fruit. Et maintenant les moustiques le laissent tranquille."
Je ris sans conviction. Je ne sais pas pourquoi, dans cette forêt,
je pense aux mythes hindous, dans lesquels la catastrophe originelle ne
s'est pas abattue sous forme de déluge mais de feu. J'observe au
loin les murs rouges et les mares vertes, envahis par les mauvaises herbes.
Les lianes pendent au-dessus de nos têtes dans l'obscurité
grandissante, et les bruits de la jungle - toussotements, craquements et
cris - s'amplifient à chaque minute.
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